« Black Swan », le secret d’Etat révélé par François Baroin


L’ex-ministre du Budget puis de l’Economie publie « Journal de crise », le récit de ses trois années passées à Bercy. Il y décrit une période exceptionnellement dramatique. Et révèle que la France a envisagé le scénario d’une sortie de la Grèce de la zone euro et d’un éclatement de l’union monétaire. Extraits.


FRANÇOIS BAROIN – Le jour de la perte du triple A, François Baroin a rencontré le président Sarkozy pour élaborer une stratégie médiatique.

En 2007, il était resté trois mois Place Beauvau, le temps pour ce petit-fils de gardien de la paix, fils de commissaire de police, de ressentir l’ « honneur de sa vie », mais pas d’écrire une aventure. Bercy, ce fut autre chose – et en pleine crise internationale, qui plus est. Ministre du Budget puis de l’Economie entre 2010 et 2012, François Baroin cherche d’abord à faire comprendre le rôle du politique dans la jungle financière. Et pour expliquer, quoi de mieux que raconter la fabrique des réformes ou le déroulé des sommets internationaux ?

Il dévoile même un secret d’Etat, « Black Swan »: le ministère français de l’Economie a travaillé en novembre 2011 sur les conséquences pour la France d’un éclatement de la zone euro lié à l’abandon de la monnaie unique par la Grèce. C’est la première fois qu’un membre du gouvernement français de l’époque reconnaît l’existence d’un tel travail. François Baroin a hésité, mais l’annonce par Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, d’une nouvelle politique qui a sauvé, au moins pour un temps, la zone euro, l’a convaincu qu’il pouvait le faire. Voici un livre que l’on termine en se sentant plus intelligent qu’avant de l’avoir entamé…

Extraits 21 septembre 2011, Obama n’est pas content
Journal de crise, de François Baroin. Ed. JC Lattès, 220 p., 18 euros.

New York. Siège des Nations unies. Sarkozy prononce un discours fondateur sur la situation au Proche-Orient. Il y annonce sa position en faveur d’un Etat palestinien. [Suit une réunion de travail avec le président américain.] Obama se dresse à l’entrée de la salle. Grand, souriant, la main tedue, la tape dans le dos. Accueil chaleureux, convivial. Il y a là Hillary Clinton, mon homologue [NDLR : secrétaire au Trésor ] Tim Geithner, brillant et efficace. Juppé embrasse Clinton. Photo de famille. 

Les journalistes s’en vont. Tout le monde s’installe. Obama s’assure qu’il n’y a personne d’autre que nous. Son visage se ferme. Il regarde Sarkozy et prend la parole. « Ecoute, Nicolas, entre amis on se dit les choses. Alors je vais te dire. Tu aurais dû me prévenir pour ton discours. Je viens d’en prendre connaissance. Cela nous met en difficulté. » Sarkozy l’interrompt : « Ecoute, Barack, si je t’avais prévenu, tu m’aurais mis une grosse pression. 

Je voulais prononcer ce discours, je l’ai fait. Je suis désolé de ne pas t’avoir prévenu, mais j’avais des raisons. » Obama ne cille pas. Son regard plonge dans celui du président français : « Ecoute, Nicolas, tu vois, moi, j’ai le prix Nobel de la paix et pourtant je n’ai pas encore fait la paix. Toi, tu n’as pas encore fait la paix et tu n’as pas le prix Nobel. J’ai de l’avance. Entre amis, on se dit tout, il faut se parler. »

3 novembre 2011, morts en direct

Nous sommes à Cannes, où se déroule le G 20. Le Premier ministre grec, qui vient d’annoncer son intention de soumettre le plan d’aide à la Grèce à un référendum national, est convoqué pour s’expliquer. [...] Les portes se ferment. La discussion dure près de deux heures, sans pause. Merkel est face à Papandréou. A la gauche de Merkel, Sarkozy, face à Obama. A la droite de la chancelière, 

Schäuble [NDLR : ministre féderal des Finances]. A la gauche de Sarkozy, Juppé. Et à la gauche de Juppé, moi. Le climat est lourd, pesant ; la tension est extrême. Commence alors un bras de fer avec Papandréou, assisté de son ministre des Finances. Sarkozy lance au Premier ministre grec : « On te le dit clairement, si tu fais ce référendum, il n’y aura pas de plan de sauvetage. » Papandréou fait mine de ne pas comprendre. Avec un regard d’acier, Merkel lui redit la même chose de façon très ferme. C’est une guerre psychologique. La tension grimpe alors d’un cran. Sarkozy lui répète nos conditions sur un ton d’ultimatum. Papandréou transpire, résiste, essaie d’argumenter. [...]

Obama observe la scène, écoute attentivement. Il résume parfois la situation, calme le jeu quand le ton monte. Papandréou joue sa carrière. Il transpire de plus en plus, vacille dans ses propos, puis s’effondre. Acculé, il n’a pas d’autre choix que de se prononcer en faveur ou non de l’euro. Il comprend qu’il ne pourra pas échapper à cette question en la soumettant à son peuple. J’assiste à sa mort politique en direct. Après deux heures d’affrontement, il rend les armes.

Vient le tour de Berlusconi. Flanqué de son ministre Tremonti. Port altier, lifté, maquillé, Berlusconi arrive en Berlusconi. Tremonti est blafard. La discussion s’engage. Même ton général. Même tension dans la salle. L’Italie ploie sous une grande menace. Plus personne n’a confiance en Berlusconi. Les taux de financement du pays ne cessent de monter. 

Si l’Italie plonge, tout le monde plonge. L’Italie, c’est vraiment trop gros. C’est la huitième économie du monde. L’euro n’y résisterait pas. Berlusconi non plus ne semble pas vouloir comprendre ni admettre que le problème de l’Italie, c’est lui. Sans le dire aussi explicitement, le message est extrêmement clair – tous les protagonistes le laissent entendre.

On obtient de Berlusconi que le FMI puisse effectuer une forme de contrôle sur les comptes publics. L’Italie est fière. Nous savions parfaitement qu’une fois de retour chez lui, Berlusconi ne pouvait pas tenir longtemps. Papandréou, Berlusconi, deux chefs de gouvernement viennent de tomber. Nous sommes en temps de paix. Deux chefs de gouvernement viennent de tomber sous la pression internationale.

Novembre 2011, « Black Swan »

Je ne prendrai aucune note sur le sujet. Délibérment. Je le restitue de mémoire. « Black Swan », c’est le nom que j’ai choisi de donner à une réunion dont il n’y a aucune trace, et que j’évoque ici pour la première fois. Le « cygne noir », voilà l’image qui m’est venue à l’esprit. Il s’agissait d’imaginer l’hypothèse la plus sombre de notre histoire économique moderne. [...] Je réunis autour de moi trois personnes de confiance. Discrétion obligatoire. Ils ne devront en parler à personne, ni à la presse, évidemment, ni même à leur entourage. Le rendez-vous a lieu dans mon bureau, au sixième étage à Bercy. C’est une discussion sans documents. Pas de traces. Chacun sait que l’objet seul de la réunion, 

s’il était connu, pourrait avoir des conséquences désastreuses. Ce rendez-vous non officiel ne porte 
pourtant que sur des hypothèses de travail. Ce serait de l’inconscience de ne pas les envisager. Et de la folie d’en parler. A ce moment-là, le nouvel accord européen sur la Grèce, consistant à effacer 50 % de sa dette, est près d’échouer, l’Union européenne est dans un cyclone, l’euro, attaqué de toutes parts. [...]
Le pire ? La sortie de la Grèce de l’euro, un effet de contamination, une théorie des dominos qui entraînerait l’éclatement de la zone et de facto la sortie de la France. Un scénario cauchemar. Je demande à ces personnes de confiance de travailler sur deux hypothèses : le coût de la sortie de la Grèce de la zone euro pour la France et deux types de pertes : celles du secteur banques-assurances d’une part, et celles de l’éclatement de la zone tout entière d’autre part.

13 janvier 2012, la perte du triple A

10 h 30. Je suis à Bercy, Ramon Fernandez, le directeur du Trésor, m’envoie un SMS : « Rappelez-moi de toute urgence. » Ce soir, à 22 h 30, l’agence de notation Standard & Poor’s annoncera qu’elle abaisse d’un cran la note attribuée aux titres souverains de neuf pays de la zone euro, dont la France. [...] Je convaincs Xavier Musca de rompre l’embargo et de devancer le communiqué de l’agence, en annonçant moi-même la nouvelle au journal de 20 heures de France 2. J’ai vu Sarkozy en fin de journée pour adopter avec lui une stratégie de communication. On cale, comme on dit, les éléments de langage : la solidité de la France, son passé et je fais modifier ce qu’avait préparé son cabinet. On ne parle pas de dégradation qui traduit mal le mot « downgrade », mais d’abaissement de note. 

En rentrant dans la voiture, je songe à cette formule : « La perte du triple A, c’est un élève qui a eu 20 toute sa vie et qui vient d’avoir 19. C’est moins bien mais ce n’est pas une catastrophe. » Pour expliquer et rassurer.

En arrivant à France 2, je n’écoute pas ce que disent mes conseillers, je suis dans ma bulle, concentré. [...] Après le journal, le président m’appelle dans la seconde pour me féliciter : « Je suis fier de toi. »

Source : L’Express


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